vendredi, septembre 08, 2006

à Perte de vue

Des pommes. Des pommes à perte de vue.

Des rangées de pommiers, qui s’étalent sur les vertes collines. Des fruits pleins, qui n’attendent que d’être cueillis, qui continuent de pousser au bout des branches. Pour cela, il faut du doigté, de l’intimité. Ces grosseurs rouges qui parsèment le feuillage foncé, il faut savoir les prendre en main, les détacher de l’arbre. Les arracher à la nature. Puisque c’est le destin de la pomme de tenter, je cueille, encore et encore le fruit interdit. Lourd, ferme, lisse et rouge. Gorgée de soleil, de vent et de nature, mais aussi de tentation, la pomme est délicate. Le patron explique que c’est plus fragile qu’un œuf. En effet, il me suffit de la serrer un peu pour que je sente quelque chose céder sous mes doigts. Quelque chose d’irrémédiable, comme pour me dire : « Tu m’as touchée, avec ton indélicatesse purement humaine, tu es fautive. Tu le savais pourtant. C’est la raison de ta présence ici . Et pire encore, tu continues de pécher. » Je continue de pêcher dans les vergers. Alors je me promet de faire plus attention la prochaine fois, pour la prochaine pomme. Et je la dépose dans la sacoche sanglée sur mon ventre. J’avance d’un pas, j’observe le pommier et j’écarte doucement quelques branches. Doucement , pour lui demander la permission d’entrer, pour qu’il m’accepte en son sein et qu’il me permette de le déflorer. Les feuilles me caressent le visage et je tend mes mains vers les fruits interdits : prendre à pleine main et soutenir la pomme, savourer l’instant. De soupeser une chose si fragile et si ferme a la fois, c’est se donner l’impression de tenir le sort de l’Homme au creux de la main. En détachant de la tige, je brise le serment et amorce le compte a rebours des instants qu’il lui reste à vivre. Pauvre pomme qu’est l’homme.

Lorsque mon sac est plein, je dois le vider, il pèse sur mon ventre et sur mes reins. Mais il faut prendre garde lorsqu’on déverse les fruits, leur fragilité complique la tâche, et le bois dur n’attends qu’un geste d’impatience pour faire rebondir les pommes contre les planches du pallox. « Ce sont des œufs que tu vas déverser sur ce bois » me rappelle le patron. Alors je défait le cordon et me courbe pour accoucher de quelques pommes. Je me plie aux exigences, avec patience et attentions, je marche sur des œufs.

Je suis la mère pomme/poule des vergers déflorés et j’accouche doucement des fruits de la tentation. Pourtant, à la fin de la journée, c’est avec hargne que je déverse mon sac et déteste la condition humaine, la pomme si rouge me paraît plus dangereuse que jamais et sa délicatesse me semble être surfaite. Sournoise, vicieuse, et lorsque je croque dedans, c’est comme une plaie blanche qui s’ouvre sous mes dents. Elle n’est qu’acidité.

Dès lors je regrette d’avoir aimé cueillir le matin même, avec la rosée pour compagne.